Vendredi 2 février. 15h30. Sorj Chalandon vient de quitter Libération. Après trente années passées au quotidien. Sans pot de départ. Sans même prévenir le standard. Il est parti par fidélité. Fidélité depuis toujours à ses engagements. A son chef, Serge July. « Le baron Rothschild veut une vraie rupture avec l’époque July. Sans moi. July était mon chef. Je suis un soldat, on licencie mes généraux, je m’en vais ».
Mais il s’en va aussi parce qu’il ne supporte pas les changements d’une presse qui va mal. « Le quotidien national d’information tel qu’il existe est appelé à disparaître. On appartient à un monde mort. Je ne me suis pas battu toute ma vie pour être payé par la publicité. Ce qui est en train de se passer ne me convient pas. C’est très difficile, mais c’est mon choix ».
Issu d’un milieu modeste, une mère employée de bureau et un père sans emploi après une blessure lors de la deuxième guerre mondiale, Sorj s’est engagé très tôt dans la lutte. Il adhère au mouvement d’extrême-gauche, d’essence maoïste, la Gauche prolétarienne. Première rencontre avec Serge July. Il côtoie les militants de la branche clandestine, La nouvelle résistance populaire, responsable de l’enlèvement de l’un des patrons de Renault. Pour ces « vrais communistes », comme il se définissent eux-mêmes, rien ne peut se faire sans l’action. Ils veulent l’insurrection armée. Alors étudiant en histoire, Sorj quitte l’université et devient ouvrier à l’usine chimique Rhodia Seita à Vayze. Mais 1972 sonne comme un tournant. Pierre Overney, ouvrier chez Renault, est tué par un vigile, alors qu’il distribuait des tracts pour une manifestation anti-racisme. En septembre, le commando Septembre noir prend en otage la délégation israélienne lors des Jeux Olympiques de Munich. Ces deux évènements lui font prendre conscience que le terrorisme ne mène à rien, que la lutte armée conduit à l’impasse. « La masse ne nous suivait pas ». Ces combattants contre la classe dominante se retrouvent « orphelins d’idéologie ».
Serge July décide alors de fonder le journal Libération en février 1973. Sorj le rejoint en septembre, comme dessinateur et monteur de page à la fabrication. Il a 21 ans. La même année, il part en Syrie, où il couvre, monté sur le premier char des forces syriennes, l’entrée dans la ville de Kuneitra reprise à Israël. Il vient de faire ses preuves, et devient reporter au service informations générales. Il y traite d’affaires de police et de justice. Olivier Bertrand, qui a travaillé avec lui dans le même service, se souvient d’un homme particulièrement sensible aux autres : « De tous les journalistes de Libération, Sorj est l’un des plus attentifs aux gens. Il a une vraie attention humaine, ce qui paraît assez rare pour quelqu’un qui est dans la même entreprise depuis trente ans ».
En 1980, il rejoint le service « monde ». En 1981, le président égyptien Anouar el-Sadate est assassiné au Caire. Sorj est disponible, et part. Sa carrière de grand reporter est lancée. Pendant vingt ans, il va couvrir tous les conflits qui secouent la planète : le Liban, l’Iran, l’Irak, la Somalie, l’Afghanistan, le conflit nord-irlandais. « Il n’y a pas d’école de grand reporter. Tu es grand reporter dans l’usage que tu fais de la chance que l’on te donne. J’ai eu la chance d’être choisi et d’avoir la confiance de mon journal. La rédaction pouvait compter sur mon écriture, ma disponibilité et mon envie de me confronter au pire : la guerre ».
En 1988, il reçoit le Prix Albert Londres, et rejoint ainsi le panthéon des grands reporters distingués par ce prix. « Le paradoxe, c’est que j’ai eu ce prix pour le procès de Klaus Barbie, qui se déroulait à deux heures de Paris ».
Et demain ? « Je suis trop étiqueté Libé, trop emblématique de ce journal, j’ai eu le Prix Albert Londres, c’est trop lourd ». Sans illusion, il est passé à l’écriture, pour combler un manque. Journaliste le jour, il devient écrivain quand la nuit tombe. En 2006, il reçoit le Prix Médicis pour son deuxième roman, Une promesse. « J’écris ce qui me manque la nuit, ce qui manque au journaliste et à l’homme : le respect, l’écoute, la fraternité. Écrire la nuit donne une écriture différente, particulièrement apaisée. Cela me permet d’inventer un autre monde. Je suis entré en journalisme pour lutter, dans l’écriture romanesque pour rêver ». Il vient de signer son contrat pour ses deux prochains romans. De quoi occuper ses prochaines nuits. Il lui reste à combler ses jours.