Ilots culturels au milieu de grues et de bâtiments en verre, les Frigos sont un havre de paix artistique au cœur d’un quartier en plein travaux. Une sorte de no man’s land de la créativité. Dans le nouveau quartier de Paris rive gauche qui sort lentement de terre, les quelques 200 artistes qui ont élus résidence aux Frigos entendent bien résister pour garder leur outil de travail.
On entre aux Frigos par l’escalier B. Un escalier en colimaçon, tout en ciment. Dans la tour qui de l’extérieur ressemble à un château d’eau. Les murs sont gravés de tags, de toutes les couleurs. Du bleu, du rouge, du noir, du jaune, du vert. Les couleurs s’enchevêtrent pour ne former par endroit qu’un gribouillis illisible. Les murs de certains étages sont aussi recouverts de graphs. D’autres le sont de tracts. Ici, c’est une affiche de théâtre pour une pièce d’Edward Bond. Là, c’est une bande dessinée du super-héros Spiderman. Plus loin, un autre tract appelle à lutter contre la faim en Afrique. Au cinquième étage, les murs sont restés gris, de la couleur du béton. Encore vierges du pinceau de l’artiste inspiré.
Derrière les lourdes portes massives se cachent d’anciennes chambres frigorifiques. Ces chambres qui désormais fourmillent d’activités artistiques et créatrices. Après la Première Guerre mondiale, la compagnie ferroviaire de Paris-Orléans entreprend la construction des Frigos afin d’approvisionner les Halles en produits frais. A la fin des années 1960, les Halles partent s’installer à Rungis, les Frigos sont laissés à l’abandon. En 1980, des artistes investissent les lieux, après que la SNCF, propriétaire des locaux, autorise la location d’un premier lot de surfaces.
Aujourd’hui, environ 200 artistes ont leur atelier aux Frigos. Parmi eux, quelques artistes célèbres, tels l’architecte Paolo Calia, qui fut décorateur sur les films de Fellini. On y trouve des ateliers de couture, de théâtre, de peinture, de sculpture, des studios d’enregistrement et même un cabinet d’architecture.
Sacha est artiste peintre et décorateur. Son atelier se trouve au quatrième étage, l’avant-dernière pièce au bout du couloir. Aux sons de la musique latino qui s’échappent de son poste de radio, il mélange la couleur pour sa nouvelle toile. « Je suis ravi de toute cette évolution. Le quartier devient magnifique. J’aime bien l’idée qu’il y ait des bureaux, ils amènent des magasins, des restaurants, des pharmacies. Ils appellent la vie. Ce qui m’emmerderait, c’est qu’on nous vire. Là, ce serait détruire ».
Car les artistes craignent pour l’avenir des Frigos. Sur la façade ouest de l’immeuble, une grande banderole est affichée. « Sur le terrain mitoyen, encore des bureaux. Concertation tronquée, gâchis économique. Où va la ville ? ». Elle est signée de l’APLD 91, association pour le développement du 91 quai de la gare dans l'est parisien. Cette association organise chaque année des portes ouvertes pour faire découvrir les Frigos et le travail des artistes. Elle rappelle que les Frigos ont échappé à la destruction grâce à la mobilisation des artistes, l’association des locataires et le soutien des autres habitants historiques du quartier.
« Nous menons un combat depuis dix ans. Nous ne voulons pas de bâtiment à quelques mètres de nos fenêtres, nous n’aurions plus la lumière du jour. Nous aurions aimé qu’il y ait moins de bureaux. Les façades des immeubles sont toutes vertes, grises ou noires. C’est moche, surtout les jours de pluie. On défend notre outil de travail. On aimerait bien ne pas être étouffé par tous ces bureaux ». Marianne Nicotra, artiste indépendante, donne des cours de couture à une dizaine de femmes venues de Paris et de banlieue. Elle est installée aux Frigos depuis 1981.
Stéphanie Bainville, elle, est plus inquiète. Elle occupe la pièce attenante à celle de Marianne. Trois jours par semaine, elle donne des cours de théâtre à des enseignants, venus travailler sur la transmission. Elle leur dispense des exercices sur la voix ou le corps. « Ça devient moderne, mais je suis très inquiète par ce qu’il va se passer ici. Je pense qu’ils vont faire sauter les Frigos », lâche-t-elle dans un soupir.
Car de l’extérieur, le contraste est bien réel. Les Frigos, qui ont gardé leur forme d’origine, ressemblent à cette friche industrielle dénoncée par les promoteurs immobiliers, avides de le détruire pour y construire un nouvel immeuble. Les artistes aiment ce lieu qu’ils ont rénové, repeint, dont ils ont percé les murs et aménagé les cloisons. Ils aimeraient qu’il soit réhabilité, à l’image des Grands Moulins tout proches. « Regardez ce qu’ils ont fait aux Grands Moulins. C’est magnifique. Mais c’est un monument classé », s’exclame Sacha.
En attendant de connaître leur sort, les artistes continuent à créer, et entendent bien profiter de ces nouveaux aménagements. « Je suis très contente. Les conditions se sont améliorées. Il y a plus de moyens de transport, une pharmacie et un Monoprix. Il manque un peu de couleurs à tous ces immeubles » conclut Marianne.